Cela fait déjà longtemps que Laurent
est tapi et sanglé dans le baquet de sa Dallara-Renault que les mécanos ne
peuvent s’empêcher de faire reluire encore et encore, pour s’occuper et évacuer
leur stress. Son regard est fixe. Face aux tribunes, il ne voit pas les gens
qui le photographient à travers le grillage. Il est ailleurs, louchant presque
sur le muret des stands où est accolé le matériel de son panneauteur. Michel,
se risque à quelques remarques sur la température de la piste et sur ses derniers
réglages, ne sachant plus sur quel pied danser tant son pilote semble à vif. Au
fond du box, Monsieur Biraben, son mécène, le couve du regard et se ronge les
ongles. Il n’a pas peur pour son pilote ni pour ses investissements. C’est
uniquement cette atmosphère pesante d’avant course qui lui est insupportable.
L’immobilité des pilotes dans leurs cockpits n’est qu’une trompeuse apparence
de décontraction. Le silence, rompu par les commentaires des hauts parleurs et
les hurlements réguliers de l’angoissante sirène des stands, cadencent cet
insoutenable instant qui compte pour des heures. Madame Biraben, habillée comme
pour une soirée mondaine, profite de l’aubaine pour se montrer au grand jour et
déambuler telle une VIP dans la voie des stands. Elle ne sait rien de ce sport,
mais toute l’agitation professionnelle des mécaniciens autour d’elle, l’excite follement.
Elle se sent actrice paradant au milieu de dizaines de figurants en pleine
comédie musicale. Elle se sent délicieusement mangée du regard par des
centaines de spectateurs assis en face, de l’autre coté du grillage.
Laurent voit la partie haute du Safety Carpasser en trombe
devant lui, drapeau tricolore crépitant à la fenêtre : la piste est
maintenant sienne.
Soudain, les premiers moteurs
rugissent. Les tribunes poussent un « Aaaah ! » mêlant impatience et
appréhension. Quelques enfants crient. Les couvertures chauffantes sont
arrachées. Le mécanicien lui signale que la voie des stands est libre. Laurent
passe de l’ombre à la lumière aveuglante d’un soleil brûlant ; il tourne
son volant et s’engage à petits coups d’accélérateur rageurs vers la sortie des
stands, où attendent déjà quelques monoplaces étincelantes. Les moteurs des
Formule 3 aboient, suppliant d’être libérés. Enfin le commissaire à la petite
queue de cheval ordonne aux pilotes de rejoindre la piste à tour de rôle,
alternant colonne de gauche et colonne de droite.
Les carrosseries lumineuses
zigzaguent rapidement en travers de la piste sous les téléobjectifs disséminés
tout au long du circuit. Respiration altérée, regard aspiré par cet étrange
ballet, les habitués des grandes tribunes entendent déjà les voitures de tête
vociférer dans la montée vers le casino. Le claquement du rotor de
l’hélicoptère chargé de la transmission télé est maintenant inaudible. Ça sent
la poudre. La ville petit à petit se réveille enfin, se renvoyant l’écho de
l’hallali de façades en devantures et de devantures en murs de vieilles pierres
dans la cité du bon roi Henri. L’orgie va commencer. L’air va bientôt éclater
en vacarme pour le plus grand plaisir des aficionados. Les fauves vont
s’élancer entre les rambardes pour un encierro
hurlant.
Laurent rejoint sa place derrière
une jeune pin-up arborant une « sucette » géante portant le numéro de sa monture.
Les mécaniciens s’affairent à nouveau autour des pneus, de la gourde et de sa
pipette une énième fois. Une ombrelle est dépêchée pour protéger son casque de
la surchauffe. À l’intérieur, Laurent bout. Il rage intérieurement de la lenteur
du protocole, ne fait aucun effort vis-à-vis des photographes devant son museau
qui cherchent à immortaliser son regard de fauve. Il repousse toutes les dernières
interviews et demande à Michel de « virer la bimbo » qui lui cache la piste...
Michel, avec des mots plus courtois,
écarte la jeune fille à la sucette. En lieu et place du petit short moulant,
Laurent découvre le Safety Caret
l’étroite piste enserrée par les rails, et au bout, ce début de courbe à
droite. En course, on fonce tête baissée dans ce terrible virage aveugle.
C’est avec incompréhension qu’il
voit soudain tous les pilotes s’extraire des voitures et se diriger à pied vers
la ligne de départ, casques ôtés. Michel se baisse à sa hauteur :
- Laurent, je t’en avais parlé,
il y a la minute de silence pour Seurin (le pilote décédé le mois passé aux
essais des 24 Heures du Mans).
Laurent s’exécute et rejoint
nerveusement ses adversaires devant les caméras. Le circuit est plongé dans le
silence, rendant la tension plus suffocante. Seul un train entrant en gare et
la turbine de l’hélicoptère comblent le vide sonore. Le speaker annonce la fin
de l’hommage et remercie l’assemblée avant de se concentrer de nouveau sur
l’enjeu du jour. Les pilotes courent aux voitures. Les terrifiantes et typiques
sirènes retentissent enfin : évacuation de la piste.
Il est quatorze heures et on relance
les moteurs. Les mécaniciens rejoignent les stands au pas de course, traînant
derrière eux les batteries d’appoint sur roulettes.
Le Safety Car allume sa rampe de
gyrophares et s’élance, avec derrière lui la meute qui fait semblant d’hésiter
et prend soin de laisser de la gomme, gage d’adhérence pour le départ proche.
On défile en rang serré devant des tribunes combles où le public est debout et
mitraille de photos. Les places sont figées jusqu’à l’extinction des feux, où
la course reprendra ses droits. Laurent parvient tant bien que mal à contenir
sa fougue pour ne pas laisser tout le monde sur place et garde sagement sa
deuxième position, un peu en retrait à coté de ce diable de Tortora. Partout sur
le circuit, les gens se lèvent au passage de la bruyante procession en guise de
dernier salut aux valeureux gladiateurs qui vont se livrer une âpre bataille.
Quand ils les reverront, ils passeront comme des missiles.
Quelques irréductibles riverains qui
n’ont pas fui sur les plages de la côte atlantique se pressent aux balcons. Les
speakers font monter la tension, exultant et terminant leurs courtes tirades
dans les aigus. Les rythmes cardiaques de tous s’emballent. Les monoplaces se
positionnent majestueusement sur la grille une dernière fois, la tension est à
son paroxysme, l’air est irrespirable. Laurent fixe le cadran des feux de
départ sans cligner un œil, se concentrant pour contenir son envie d’en finir
avec cette interminable procédure de départ. Il n’est plus qu’un automate
attendant le signal déclencheur. Il ne pense plus, son esprit est au bout de
ses membres, dans ses muscles effecteurs prêts à libérer enfin cette puissance
mêlée de fureur.