L’homme est plein de principes. Moi, par exemple, je ne monte jamais dans un ascenseur avec une femme mariée, si nous devons nous y trouver seuls. A vrai dire, cela ne correspond ni à un principe, ni à un a priori, mais bien plutôt à une somme d’expériences que je ne pourrais désormais plus assumer sans en conserver de graves stigmates, que ma propre épouse ne supporterait pas. Le temps des eczémas est passé, et la couleur rouge cerise de mes joues ne passerait plus pour de la timidité, cela est certain. Pourquoi les femmes mariées et non les vieillards chenus, me direz-vous. Preuve que vous n’avez pas autre chose à faire de plus constructif, comme de changer le monde en préparant du café. Eh bien, la raison en est très simple.
Je reviens à l’instant de faire de petites courses à Billère, banlieue qui me fait penser à Las Vegas quand je regarde l’escalier monumental d’en bas, et la rangée d’immeubles qui forment le boulevard des Pyrénées local sans fête de la Musique à ses pieds, juste les Pyrénées et le chant du vent, qui sait. En tout cas, je rentre dans une boulangerie du centre (en face d’un mur dépeint), je demande une miche et un petit bouchon de Liège (on est prié de ne pas toucher au pain), et, au moment de payer (1,86 euro), la jeune employée me dit : mettez votre pièce là (une pièce de deux euros à l’effigie du roi du Portugal). En dessous du présentoir, de la réglette en bois qui sépare le client de la boulangère bonne épouse et de ses mitrons sympathiques mais distraits, une machine infecte, avec un mini tapis noir, genre tapir à chabraque minuscule et malpoli, avale ma pièce et me rend la monnaie. L’employée qui a enregistré la vente est repartie depuis belle lurette dans les confins du fournil, sans bonjour ni bonsoir. Je subodore qu’elle finira vieille fille dans la file d’attente des princes charmants qui se présenteront aux guichets des amours passionnantes.
Si fait, l’art est consommé : des machines rendent la monnaie. Autant dire que vendeuse dans une boulangerie est un métier qui va disparaître très rapidement de notre horizon, au même titre que les guichetiers d’autoroutes, d’hypermarchés, et les poinçonneurs de lilas parfumés à la violette de Toulouse, tout un univers humain qui va basculer dans la mécanique spirituelle de voix synthétiques annonçant : veuillez entrer votre code, je ne saisis pas vos données, veuillez recommencer l’opération, au bout de trois essais nous serons dans l’obligation de vous renvoyer dans l’espace intemporel des appels en attente, mais vous pourrez choisir votre thème musical en appuyant sur la touche étoile de votre téléphone, même si vous êtes plein de principes ; ce service coûte 0,12 centimes par minute, quelle que soit votre origine sociale, n’oubliez pas qu’une carte d’abonnement réduira le coût de votre appel mais qu’il sera retenu une écotaxe sur le temps mort passé à attendre l’ascenseur en espérant qu’aucune femme mariée de votre lieu d’habitation ne vienne réclamer la priorité d’accès pour diverses raisons que nous ne pouvons nous engager à assurer, malgré votre bonus de 50% à vie et envers la charge totale que l’ascenseur peut soulever dans des conditions normales.
Vous allez me dire quel rapport avec les femmes mariées, les ascenseurs et les employées de la boulange . Bon, OK, argument : avant d’entrer dans la boulangerie, et cela quelques jours auparavant, mon réveil matin est tombé en panne. J’étais en vacances. (gros jaloux !). Une pile AA réglemente ma vie salariale. Type Energyser, fabriquée en Chine. Je file au supermercado et c’est une vraie galerie d’art dans les gondoles : des piles energy scintillantes placées juste à hauteur de consommateur. Prix émergeants : entre 5 et 8 euros. En dessous, pour les arthritiques, les mêmes, de couleur rouge, fabriquées en Allemagne (3,5 euros). L’homme est plein de principes : j’ai volé les Energy. Bien sûr, bien sûr, je sais pertinemment que tout cela m’enverra en prison, je sais que la probité n’est pas mon fort, que les chats de gouttière passent leur vie à se saouler d’eaux de pluie quand le whiskas se tricote à quatre euros les cent cinquante grammes, mais je suis plein de principes dont aucun n’est primordial, sauf celui de monter dans un ascenseur avec une femme mariée, si nous devons ensuite descendre en toute hâte.
Pour finir, cette idée saugrenue : toutes ces machines automatiques font bosser un paquet de gens sous-payés, entretiennent une sous-traitance énorme, générent des emplois, dont l’essentiel va à l’exportation (La China, Leoncia, de Ray Barretto). Ne perdons-nous pas, ici, la simple convivialité (dont beaucoup se moquent éperdument) d’un rapport humain entre les gens, au profit d’une installation de machines parlantes et bientôt ( 2013) pensantes. Une des conséquences les plus dramatiques que nous sommes en train de vivre, c’est la transmission de la mémoire. L’extrême fragilité du numérique. Le goût de vivre ?