Ce n’est un secret pour personne, la forêt primaire disparaît à un rythme effréné ! Avec elle, des milliers d’espèces du Règne Animal et Végétal vont se fondre dans la grande marmite du néant avant même que nous n’en ayons eu vent.
Parmi celles déjà répertoriées, la fourmi Légionnaire, sympathique espèce guerrière genre Ecitoninae, est à la hauteur de sa terrible réputation. Son rôle d’exterminatrice est certes très utile pour curer et faire place nette, mais son organisation et son ordre de marche agressifs lui valent son surnom, ainsi sans doute que ses redoutables mandibules, qui comme celles de sa consoeur la Bull-dog australienne, ne lâchent prise qu’à contre coeur ou mortellement inanimées .
Une brume légère s’élève de la sylve immense, tapis ouaté où paraissent flotter les hautes cimes des fromagers, îlots de vert posés délicatement sur un flot rosi par les premiers assauts du disque solaire, qui émerge des nuées et en effiloche la trame en lithams vaporeux.
Plus bas, la végétation dense retentit déjà de mille cris, appels ou alarmes mélangés, écheveau apparemment confus pour une oreille néophyte . La chorégraphie du prédateur et de la proie n’affiche jamais de trêve, les scènes s’enchaînent et animent la danse en clair obscur alternés.
Mais aujourd’hui n’est pas un jour comme les autres ... du moins pour une Eciton que la curiosité pousse à risquer une antenne fureteuse hors du couvert protecteur de sa jungle natale.
Ô forêt primaire, millénaire, omnisciente et salvatrice, labyrinthe parfumé d"âcre et suave mêlés, dédale aux mille détours secrets, entre froide brillance de la canopée et humidité chaude des entrelacs de feuilles et de racines, où l’humus moussu se fait doux sous les pattes !
Pourquoi dès lors, cette subite envie d’évasion, cet accès de démangeaison exotique et ces fourmis dans les locomoteurs ?
Pourtant, la Légionnaire est plutôt d’un naturel grégaire, et hormis lors des impératives expéditions carnassières, la Marabunta ou plaga de hormigas, marée terrifiante de mâchoires fouineuses et d’abdomens avides, sorte de tornade brune, ne s’avoue que très peu encline au voyage d’agrément ! En fait, depuis quelque temps déjà, un changement se fait sentir confusément, ténu, diffus mais bien réel . Son instinct ne saurait la tromper, et ses sens en éveil paraissent humer dans l’air une réponse.
D’où proviennent ces sourds grondements et ces trépidations anormales et déconcertantes, et ce cortège d’effluves inconnues et nauséabondes qui lui parviennent insidieusement et chatouillent son odorat de chasseresse ? Une fébrile inquiétude se propage comme une traînée de poudre au sein de la colonie, puis gagne au fil des heures les locataires de tous les étages des gratte-ciel végétaux.
La menace vient de monstrueux envahisseurs ; d’étranges engins pilotés par des fourmis humaines dévorent la forêt, s’y enfoncent toujours davantage, plus loin et plus profond au coeur de l’océan vert.
N’y aura-t’il jamais de frein à cette étron forfaiture, gangrène profanatrice du Beau ? et la passion carmine vorace du bipède pour l’écarlate l’inciterait-elle à décimer indifféremment l’opulence de la turquoise et le foisonnement de l’émeraude ? à repeindre le paysage en réduisant la vision post-impressionniste de Cézanne, le cube, la sphère et le cône à sa plus simple expression : une sphère désespérément vide ?!
Les Leviathans d’acier tracent des artères rectilignes de latérite rouge, jalonnent leur parcours de vastes esplanades défrichées, spectacle de désolation où planent des relents de guerre, un silence glacé assourdissant encore empli du fracas des âmes brisées.
La terre désormais aride ne porte plus que les sillons des corps massifs, butins conquis sans gloire, traînés dans la boue parmi les ruines de théâtres antiques déserts et jonchés de colonnes tronquées, d’énormes souches noires et tordues, piédestaux cyclopéens de colosses abattus, tronçonnés, démembrés dont ne subsistent que les bras amoncelés aux feuilles déjà flêtries, qui croupissent en un imbroglio putrescent et par endroits achèvent de se consumer lentement . Les machines infernales s’éloignent, et le tohu-bohu s’amenuise ...
Soudain, incongrus, impromptus et surgis de nul part, les accents sulfureux d’un mambo chaloupé envahissent les cathédrales éventrées, rebondissent sur les futaies, portés par le vent que nul obstacle ne freine, amplifiés par l’écho des aires dévastées où des cendres blanchâtres se dispersent en tous sens.
Pour notre joggeuse de jungle, ce n’est pas une première ; ces sons bizarres l’interpellent, elle se souvient les avoir déjà ouïs, ou ressentis ... et bientôt le jour se fane, elle n’a que trop tergiversé . Cette fois, foi d’hyménoptère, elle veut en avoir le coeur net !
Elle en oublie les limites de son territoire, se lance dans l’inconnu plantant là ses coreligionnaires éberlués ; elle se hâte à présent, trébuche sur les obstacles sans pour autant ralentir sa course, franchit d’un seul élan la lisière convoitée pour choir en pleine lumière et dégringoler aveuglée (bien qu’elle le soit semblablement dans la pénombre) sur le ruban couleur garance .
Puis s’avance, hésitante, circonspecte, intriguée par cette terre tantôt meuble et instable ou dense et rebattue, marquée d’ornières profondes ; sensation nouvelle insoupçonnée sous ses griffes, ce sol plat exempt de brindilles et du substrat familier, ces tourbillons d’air chaud qui la font frémir et font mine de l’inhaler comme une vulgaire particule de poussière .
Diantre, une fourmi, surtout du style piranha terrestre, n’a pas pour habitude de capituler ou de se laisser impressionner si aisément et sans combattre !
Mais à peine a-t-elle accompli quelques trottinements, que de grosses gouttes espacées viennent s’écraser autour d’elle, jouant un staccato de plus en plus serré . Elles forent des cratères, puis de larges rigoles, s’assemblent en rus et se muent en torrents . L’insecte mélomane connait bien ces averses diluviennes aussi violentes qu’imprévisibles, fréquentes sous ces latitudes à l’approche de l’apéritif !
La colonie possède la parade, les millions d’appendices crochus et de mandibules acérées savent se raccrocher les uns aux autres, composer un radeau qui sauvera la reine et le couvain ... mais sans l’aide de ses congénères, loin de la cohésion de la cohorte, elle est réduite à l’impuissance, balayée, submergée .
Emportée tel un fétu de paille, elle parvient à surnager péniblement, agite convulsivement ses tenailles, propulse frénétiquement son dard ... las, rien n’y fait, les harpons de ses pattes ne trouvent nul appui .
Son courage ne peut suffire ! la boue félonne finit par l’engluer, et la noyer dans un linceul de lahar couleur de brique chaude . Acta fabula est ! Ultime sursaut, dernière bulle, l’érosion a commencé son oeuvre !
L’histoire se termine là ... du moins pour la fourmi ! Ne cherchez pas de fin moralisante à cette fable abracadabrante, dont la froide cruauté saura peut-être heurter la sensibilité exacerbée ?
Au mieux pourrait-on en conclure que la fourmi est plus entreprenante que l’Homme ; remarquable par son volontarisme, sa pugnacité et ses facultés d’adaptation, mais aussi beaucoup plus écervelée !
Vous seriez prêt vous, à tout laisser et risquer de tout perdre, y compris la vie, pour un air de mambo ?