Emile et Charles Milonze sont en quelque sorte les parents pauvres de Georges et Louis, la bande dessinée de Daniel Goossens que les lecteurs d’A&P connaissent bien. Ces deux frères, qu’une vieille querelle a éloignés depuis vingt ans, ont décidé de passer ensemble le réveillon afin de renouer les liens familiaux jusque là distendus. Mylène, l’épouse d’Emile, qui fut jadis la maîtresse de Charles, est l’initiatrice de cette réconciliation. Quant à Jacqueline, dite Jackie, la femme de Charles, qui fut la maîtresse d’Emile, nous pouvons dire que si elle accepte de participer à cette soirée, c’est uniquement par le fait que ses quinze ans de moins ne manqueront pas de susciter chez son ex-rivale une jalousie de bon aloi, même si elle ignore que Mylène s’est faite liftée à tous les étages.
Afin d’éviter tout bris de vaisselle, les deux frères ont décidé de réserver une table dans un restaurant réputé de la ville, formule apéritif et champagne compris, café avec ses mignardises et spectacle exotique (en l’occurence un combat de sumos suivi d’une pièce de kabuki, accompagnement musical avec shamisen, chijin et shakuhachi), le tout à un prix raisonnable (la TVA sera reversée à une association charitable). Emile épinglera sur le revers de sa veste ses palmes académiques, obtenues par ancienneté, et Charles sa médaille du Mérite, acquise par conviction (Charles a oeuvré dans la recherche du temps perdu, chez Pôle Emploi). Mylène portera sa jupe croisée en percale noire, dont les pans offrent de belles incursions sur ses jambes fuselées (à toutes heures), ainsi qu’un aperçu très suggestif de ses rondeurs fessues et de sa poitrine ouverte sur le monde. Jackie, plus sobrement, se vêtira d’une jupe vichy surmontée d’un alcool fort recouvrant ses épaules d’une parure en soie des Indes, entraînant l’oeil vagabond dans le parcours rebondissant de ses formes paysagères. Bien entendu, les vieux démons n’auront qu’à bien se tenir, bien que les agapes et les libations, forcément, tendront à les faire sortir de leurs boîtes en bois de santal sous l’aspect de santons sentant le vin de paille.
L’heure tourne et la Terre s’arrête , dit le proverbe. Il est temps d’appuyer sur l’accélérateur, songe le narrateur.
Les deux couples arrivent en même temps au restaurant. Un brouhaha de discussions, de verres tintants, de musique de fond, les accueille. La table qu’ils ont réservée est gentillement décorée (neige en ouate, poudre scintillante, branche de houx avec ses boules, menu rédigé en quatre pictogrammes -hiragana, katakana, kanji, romaji- ou idéogrammes, ou logogrammes, bref le poids des mots sur le choc des cultures orientalistes. Visiblement la tenue de soirée n’est pas exigée, ce qui est normal à vrai dire, le thème en étant le pays du Soleil levant. Une fois assis, les quatre convives échangent des regards furtifs. A l’aube de la nouvelle année les souvenirs remontent malgré eux. Charles recompose les courbes sinusoïdales de Mylène, Emile la partition anatomique du monde Jackien, qui a sacrément évolué en vingt ans. Sous leurs paupières mi-closes, les deux amazones observent également ces Tarzan que la pacotille a réduits en archives cinématographiques, et ce temps lointain où Johnny be good sautillait dans leurs lobes d’oreilles, entre deux édredons en véritable duvet de canard.
L’ombre de la nostalgie fond sous l’amplitude des bulles de champagne. Les langues se délient en coursives, et les mots suivent un fil labyrinthique dont seuls les initiés comprennent la logique et les sous-entendus. L’an dernier, nous avons réveillonné à Marienbad, mais non, mon amour, nous étions à Hiroshima ! Nous l’an dernier, nous avons tranquillement réveillonné durant plusieurs jours à Clichy, avec le colosse de Maroussi. Emile, c’est vrai que tu as déjeuné en tête à tête avec Henri IV ? Mylène, il paraît que tu as joué les sirènes à Malibu ? Charles est épatant, il a retrouvé les pieds Nickelés et a appris que ceux-ci avaient refourgué l’Aurore à la veuve de l’Oréal en le décalquant sur ce noceur de Figaro. Jacqueline, ne raconte pas d’histoires, ou je dis comment, sous couvert d’un pseudo, tu as fait passer Peyo pour un Schtroumpf. D’ailleurs, la vérité veut que si tu avais su traduire Thucydide correctement, tu serais entrée à l’Académie Française, à la place de la Romilly !
Chacun rit plaisamment, entre gens de bonne compagnie, qui a lu les lignes de la main dans celle de l’autre, qui a juré un amour éternel, qui frotte sa jambe contre la mienne, qui ressent cette vague de désir que vingt ans de ressacs n’ont guère naufragé, l’heure tourne et la Terre s’arrête, dit le proverbe. Il est temps de cesser de boire, minuit approche, il faudra reprendre la route verglacée, eh oui mon frère, cela ne nous rajeunit pas mais ça me fait plaisir de te voir en forme, quand je pense que tu voulais devenir danseur mondain, enfin, les palmes, ça compense. Eh oui, mon frère, la calvitie ne t’a pas rendu calviniste, c’est heureux, mais les engelures du Pôle Emploi t’auront servi à gagner gros dans les gisements de pétrole groënlandais. Tu es ravissante, ma chérie, toi aussi, comment vont les enfants, ils sont ingénieurs, un beau métier, enfin, un excellent statut pour affronter l’avenir, ils voyagent de par le monde, quels amours, quelle réussite, quelle soirée morose, ah Charles reprends-moi dans tes bras, ah Emile sussure-moi des mots doux. Quand je pense que nous avons le même nom de famille, c’est prodigieux, n’est-ce pas ?
Mais nous n’avons pas le même mari !
Bling ! grand froid soudain. Immédiatement suivi par la chute d’un verre de vin rouge sur la nappe, épongée avec la ouate neigeuse et scintillante.
Tu veux dire que ton mari est mieux que le mien ?
J’ai pas dit ça.
Si !
Non !
Allez, viens, Charles, on rentre !
Allez, viens, Emile, on rentre !
Les douze coups de minuit sonnent.
Les deux Milonze font la gueule.
Alors...
Champagne pour les autres !
Et santé !
L’heure s’arrête et la Terre tourne, dit le proverbe.
Meilleurs voeux à ceux qui tournent
Bonne année à ceux qui s’arrêtent...
Pour contempler les étoiles, filantes.
"le jour ou la terre s’arrêta"
un excellent film de sciences fiction des années 60
au temps ou l’on pouvais rêver pour 1 franc
> Le réveillon des deux Milonze
2 janvier 2011, par claudiqus
J’aime bien : la tenue de soirée n’est pas exigée, le thème en étant le pays du soleil levant ...