Le vent d’hiver tourne en bourrique l’homme pressé. Le froid ralentit les aiguilles des horloges et la ville perd la boussole. En février, elle donnera ses clés. Tenant sa peau sur le dos, le contribuable pense que l’impôt est un revenant qui ferait mieux de déménager. Dans la rue, les deux font triste mine. Seul un crayon sourit, petit crayon gris sous le ciel neigeux ; il écrit..."
Petit exercice amusant : munissez-vous d’une boussole et d’un plan de la cité royale. Aménagez-vous un petit espace tranquille sur la place de Verdun, ou Albert 1er. Etalez votre carte et, avec la boussole, orientez-la. Maintenant, constatez : la route de Bordeaux (avenue Jean Mermoz) pointe bien vers le Nord ; la route de Tarbes (avenue Leclerc) vers l’Est et la route de Bayonne vers l’Ouest. Regardez bien : où se dirige la rue d’Orléans ? (vous avez trois secondes pour réfléchir). Elle va droit vers La Nouvelle Orléans. Qu’est-ce à dire ? Certains pensent qu’elle cherche à s’évader de la ville. Elle le pourrait, coté pair, en emportant avec elle quelque immeuble pour tout bagage, avec ses rideaux de fer et son portail automatique à gros barreaux, sans vraiment chagriner les pautois. Recaser ses résidants se fera par une contribution solidaire et volontaire qui s’imposera, dès lors. Mais interdiction formelle au coté impair de changer de place, il est très bien où il est.
Néanmoins, il faudra gravement lui nettoyer le museau. De si belles façades en si piteux état émoussent le charme du centre ville. Le passant imagine que sous les hauts plafonds une vie subsiste encore, que seule la présence de l’ennemi d’en face en masque l’opulence. Mieux vaut la pauvreté à la misère murmure-t-on sous les portes cochères. Les bains publics sont devenus cabinets... d’architectes, et, par gentillesse ou par obligation, la restauration réussie en fait un de ces lieux plaisants où l’on peut pénétrer, apprécier, profiter un instant. Cet endroit particulier conserve une grande poésie, son arrondi est sensuel et la couleur gaie donne à certains l’envie de danser dans la cour pavée.
Mais l’urbanité conserve ses défauts ; les stationnements obstruent le plaisir sautillant du baguenaudeur. C’est un lieu privé, donc il prive. Il faut le goûter comme un fruit défendu. Tôt le matin, tard le soir, portail fermé, on en défait la peau, telle une datte, déjà sucrée. En journée, les jours ouvrables, on en saisit la chair, on la malaxe, on extirpe ses senteurs avec délicatesse. La nuit, on en suce l’hypothétique noyau, on interpelle le compas et l’équerre, on dessine des courbes sous la lune, on tend des arcs en oves, s’esbaudissant d’ainsi rêver cavalièrement, sans vue en plan. Parfois, mais le réél alors dirige, on monte les quelques marches et l’on franchit le seuil.
La rue d’Orléans ne sent ni la Pucelle ni le Cauchon, elle sent l’Impôt. Donc un peu le bûcher. Le bovidé rouan. On y dépose des enveloppes sans timbres d’un coté et l’on en sort radiographié de l’autre. Un armurier vous attend à l’angle. Duel ou suicide, l’esplanade vous accueille, ruiné, et sur le rectangle de vert gazon, au pied de la caserne, vous fourbissez vos armes en prenant un maximum de recul. Vous prenez Dieu à témoin et Bernadotte à partie ; mais c’est peine perdue : le coup a fait long feu avant les funérailles somptuaires et l’impôt sonnant et trébuchant n’a pas réintégré vos poches.
Dès lors, deux solutions : vous vous engagez plein ouest en suivant le cap 43.18N- 0.22W / 29.57N-90.04W pour arriver (en fin de journée) à La Nouvelle-Orléans, où vous attend un avocat du barreau qui plaide à Baton Rouge (c’est un ancien résident du n°15 de la rue que vous avez connu très jeune, mais pas du même coté des barreaux). Vous remontez le Mississipi en chantant du blues et disparaissez, avalé par un alligator, dettes payées, sans regret, dans la banlieue de Memphis, Tenessee. C’est ce qui s’appelle un grand destin (les alligators diraient un grand festin). C’est la première solution.
Malheureusement, il y en a une autre. Comme sur la verte prairie vous n’avez guère réglé vos comptes, et que les footballeurs arrivent avec des ballons fibrillés orange (29.90 € tout compris chez...), vous retournez d’où vous venez, content d’avoir, après tout, par votre tribut contribué à l’enrichissement de la cité et à sa bonne gestion financière et sociale. Mais, en repassant devant certains numéros impairs, la tristesse vous envahit. Les portes, démesurément hautes et étrangement étroites vous évoquent votre ami, qui doit encore attendre sur les docks du lac Ponchartrain, une bouteille de rhum en main et un cornet (à pistons) en bouche. Vous regrettez soudain de ne pas avoir succombé à la tentation de l’évasion fiscale et pénétrez par la porte bleue dans l’immeuble aux hauts plafonds, telle une ombre du soir étrusque (IIIème siècle avant JC découverte à Volterra et en vente dans toutes les boutiques à touristes de Toscane). L’escalier est parqueté, ce qui est normal chez des magistrats (m’a confié un juge d’instruction instruit qui venait récemment de changer de statut) mais il n’y a pas de balustres sous la main-courante, ce qui est louche chez les gens de robe. Une femme, jeune, entre deux étages vous croise ; c’est Jeanne d’Arc, poursuivie par un lord Anglais, petit-fils de Benjamin Jonson (1572-1637), qui tente de la séduire (vous dit-elle au passage) en lui récitant le monologue de Mosca, dans Volpone, appris par coeur chez M. Mourtérot. Elle emporte des négatifs de Bettina Rheims au cabinet de radiologie d’à-coté pour préparer son press-book. Un remake du film de Besson-Bresson-Rivette. Vous remarquez son air inspiré, ses jambes finement sculptées et son regard de braise. Mais au troisième, sur le palier, vous attend votre épouse, Katherina. Toujours en retard, ronchonne-t-elle. C’est vrai, vous aviez oublié qu’aujourd’hui, vous divorciez. Et l’avocat vous attend.
Rue d’Orléans, la vie est un long Mississipi bien gris.