On raconte parfois que c’est aux alentours des gares des métropoles que se rencontrent ces hommes. Si rien ne les distingue des autres en apparence, la raison en est simple : ce sont des gens comme tout le monde, à ceci près qu’ils devinent leur prochain avec une acuité visuelle si troublante que rien ne leur échappe de l’individu qu’ils croisent, et dès lors on comprend pourquoi les gares comptent tant de voyageurs, de fuyards et de désespérés. Ces hommes ont un pouvoir ignoré des autres : ils pénétrent l’âme humaine sans la moindre idée préconçue, sans haine ni envie, sans philosophie particulière, comme l’eau traverse le feu en s’évaporant, rien de plus.
C’est un cadeau que leur a offert la Nature, mais un cadeau cruel souvent qu’ils voudraient bien ne pas léguer à leurs enfants, même si peu d’entre eux ont eu la joie d’en avoir, comme ce ne fut pas le cas pour Tristàn Zara, le seul que j’eus l’occasion de rencontrer voici quelques années en gare d’Atocha, à Madrid, et que, par un hasard inouï, je vis débarquer ce matin-là en gare de Pau, maigre et précocement vieilli, alors que je petit-déjeunais d’un crème et de croissants rances au buffet de la gare, par pur masochisme culinaire.
Ce fut par hasard que nos regards tout d’abord se croisèrent . Les yeux ne mentent pas. Nous nous reconnûmes instantanément, et nous précipitâmes l’un vers l’autre. L’étreinte dura quelques minutes. Et je sentis de nouveau la fragrance de son corps parcourir le mien, l’immixtion de ses sentiments dans les miens, malgré toutes ces saisons, nombreuses, passées si loin l’un de l’autre. Nous nous trouvâmes d’un coup aussi saugrenus qu’un géomètre et un pompier parlant économie d’échelle, plantés là comme des couteaux suisses dans une porte vaticane. Pris d’un grand fou rire spontané, nous nous trainâmes jusqu’à l’écluse de l’Ousse où somnolait un pêcheur à demi ivre qui avait sans aucun doute fait sauter le bouchon plus haut que ne bondissent les goujons, et nous mîmes à jacasser sans retenue.
Tristàn, tout comme moi, voulut tout savoir de ce que j’avais traversé depuis notre séparation, les aléas de la vie, les petits et grands bonheurs, avais-je eu des enfants, connu des femmes, fait fortune, pratiqué un métier, ouvragé des jours, conduit des voitures, repeint des plafonds, vu la Santa Virgem da Bahia, avais-je voyagé, risqué ma vie -à cette question il partit d’un grand éclat de rire-, et ce pélerinage à La Mecque, y étais-je allé, prenais-je toujours le monde à la légère, me souvenais-je des milongas portègnes, des récitations de Victor Hugo, de la couleur du cheval d’Henri IV, c’était un flot continu de questions réponses aussi farfelues que graves que nous alimentions avec une délectable dérision, un échange passionné de verbe, de chair et de ponctuations gestuelles. Nous étions en cet instant deux (ex) petits rats d’opéra sautillant au rythme cardiaque d’une baguette de maestro dirigeant une version techno du "lac des cygnes avant coureurs".
Ce côté latin de Tristàn, qui consiste à parler de tout et de rien, à mixer les faits, les gestes, les désirs et l’imaginaire en mille phrases dans lesquelles le fil de la conversation se perd, se retrouve un peu plus loin, ouvre des portes, en ferme d’autres, cette approche labyrinthique de la vie que nous menons, embrassant celle que nous aurions aimé vivre, celle qui est partie trop vite et qu’on retrouve à l’autre bout, épuisée, languissante, usée de nuits de jours et froissée de ruptures et de libertés foulées, que l’on reprend dans ses mains, dont on remonte les bras de caresses nouvelles, neuves, désirantes, des baisers que l’on pose sur les joues creusées, les rides avérées, les replis adipeux de la peau, et ce sourire qui de nouveau montre son existence étincelante il l’avait dit à Clara, Clara il ne faut pas confondre la vérité et le bonheur, le passé construit l’homme du temps présent, qu’importe si ce passé est désormais édulcoré, Clara l’homme que tu aimes est celui qui te regarde en face, pas celui qui surgit de l’ombre désespérante, et ce serait un leurre que de penser qu’il trahit son âme en bonifiant des composantes de sa vie antérieure, car l’un comme l’autre vous savez pertinemment que les oiseaux ne volent pas à reculons, qu’une partie de la pièce est jouée et qu’il ne reste au final qu’un flamboiement splendide dans le brasier des applaudissements éteints.
Mais Clara n’avait pas compris ce que tentait de lui dire Tristàn. Elle s’était mise en colère, avait mis son linge dans une valise, et était partie, prenant le premier train qui s’était présenté. On raconte parfois que c’est aux alentours des gares des métropoles que se rencontrent ces femmes. Elles lisent la bonne aventure aux voyageurs, aux fuyards et aux désespérés, pour un peu de monnaie. Tristàn, c’est différent. Si rien ne le distingue des autres en apparence, c’est qu’il est comme eux, avec une étoile au-dessus de la tête.
Mais si les autres ne prêtent aucune attention à leur propre étoile, lui au contraire en exhale la phosphorescence par son regard tourné vers autrui. C’est un cadeau de la Nature, mais un cadeau cruel souvent pour qui en a conscience. Tel est le cas de Tristàn. Cette vision terrible qui le conduit à savoir qu’au-dessus de certains inconnus l’étoile va s’éteindre d’un jour à l’autre.
Ainsi en avait-il averti Clara, que l’on retrouva sur le pavé de la stazione Roma Termini, quinze jours plus tard, le corps lardé d’un coup de couteau suisse (un seul coup, mais tant de lames). Tristàn était donc en transit à Pau tout à fait par hasard, ayant pris par mégarde le train Zaragoza-Canfranc, arrêt buffet à Huesca et visite des balnearios de Panticosa inclus dans le prix du ticket. Des hauts-parleurs la voix pré-enregistrée au timbre féminin annonça l’arrivée de l’omnibus Bayonne Toulouse quai n°2.
Nous regagnâmes le hall de départ rapidement, nous créant un passage dans la masse compacte des voyageurs pressés de quitter les lieux (un certain Ravaillac défrayait la chronique depuis quelques jours, et les gens craignaient qu’il ne fît irruption dans un lieu public, les yeux rougis de haine et la dague en mains).
Je ne revis jamais ni n’eus de nouvelles de Tristàn Zara. Longtemps j’ai pensé qu’il était resté à Rome, tenant compagnie à sa défunte Clara dans la ville éternelle. Et à la nuit tombée mon regard depuis se tourne vers l’Est, et quand dans l’air pur paraît l’étoile du berger, je songe qu’il faut vivre et toucher les étoiles, car aussi loin soient-elles, elles restent accessibles.
-par AK Pô
28 03 10
(samedi 10 : saint Fulbert.
Dicton : A la saint Fulbert, ne mange que celui qui met le couvert)