Pourquoi fut-il pris de ce désir futile de descendre la rue de Foulou, de longer la place de la Quillerie aux arbres ébranchés de frais qu’il salua d’un geste saugrenu (les doigts en forme de peigne) d’avancer jusqu’aux marbreries du Néez, de franchir le ponceau d’entrée en loucedé (c’était un dimanche de février) et d’enfin poser le plat de sa main sur le poli de quelques plaques zébrées, épaisses, et dont la dureté réelle donna à ses caresses un moëlleux, une tendresse, une fragilité insoupçonnés ?
L’élasticité de la pierre ainsi traitée l’étonnait depuis des mois, les coloris variant du rouge au vert, de l’ocre au blanc, du marron au gris cendreux, en passant par de changeants effets sous les variations de la lumière, l’enchantaient. Comme sur toute matière, minérale ou organique, la paume de sa main ressentait d’étranges vibrations à ces simples contacts, qui remontaient le long de son corps avec la vivacité d’une expression répétée chaque jour : je suis vivant, ça va.
Le vent léger portait à ses oreilles quelques bribes de sons, tantôt les plaintes de vieillards cacochymes jouant au bonneteau dans la maison de retraite Marie Blanque, tantôt le chant de l’eau de cette rivière bizarre qu’est le Néez, entremêlant parfois le tout en une mélodie haïtienne fredonnée par Toto Bissainthe, ou cap-verdienne sussurée par Césaria Evora, selon que la brise venait des Caraïbes ou d’Afrique de l’Ouest (dans tous les autres cas, la pluie résonnait, couvrant le ciel gantois de purée nuageuse grise, jaspée, qui annihilait toute musique potentielle).
Ainsi rempli d’humeurs et d’airs vagabonds, il se dirigea vers la place de la mairie, désolante et déserte. Il chatouilla quelques platanes qui avaient perdu l’envie de rire, regarda le bâtiment trôner au milieu de sa mer de macadam comme un vaisseau fantôme, semblable aux souvenirs d’une époque éteinte dont lui, l’homme qui passe, était le témoin fantoche. Ne trouvant âme qui vive dans cet espace, et ayant épuisé sa plaisante tournée des troncs, il enfila la coursive bitumée frôlant l’église, évita de caresser le crépi ocre au passage, craignant sans doute que la magie contenue dans ses doigts ne se fourvoyât en prières inutiles au toucher d’une espérance qui n’était pas la sienne.
Il traversa la grand route en courant, entreprit la rue de la Teulère et ne ralentit qu’en longeant l’école primaire, dans laquelle de jeunes singes imitaient leurs descendants en grimpant sur des jeux aux normes universelles. Ces jeunes bonobos le regardèrent un instant passer, et il lut dans leurs yeux l’attente d’un autre siècle, où les forêts pousseraient dans les cours de récréation, arrosées par un Néez devenu frère jumeau du fleuve Congo, mais dimensionné à la mesure d’enfants sachant nager parmi les crocodiles.
Il remonta ensuite la rue pour gagner l’entrée haute du cimetière, jadis paisible côté ouest, et désormais coincé entre le stade et la rocade, et tous ces morts timides qui chuchotaient entre eux semblaient, quand il entra, aussi sourds que muets. Il parcourut les tombes. Certains défunts engagèrent la conversation, rares, ne parlant plus la langue parce que n’en ayant plus, gigotants et craquants de leurs os de mémoires, sybillins. Il leur parla des choses oubliées des vivants, leur présenta la douceur polissonne du marbre qui les cachait au monde, de l’écorce rugueuse des arbres qui grelottaient sur la place du marché, des esprits venus d’autres contrées, imitant des dialectes qui firent rire certains, en émurent d’autres, confinés dans leurs murs.
Il parla du curé, du maire et de l’institutrice, des bonobos et des enfants, de la prison devenue monument historique sous laquelle trébuchent les véhicules à moteur, du Néez qui coule on ne sait plus dans quelle direction, et de ces belles villas à flanc de colline qui dégustent à présent les volutes de CO2 en toute volupté. Les morts n’écoutaient plus, ils s’étaient endormis dans ce marécage de mots ; ces belles eaux-de-vie les avait assoupis, et ils se liquéfiaient en feux de saint Elme, remerciant le visiteur par cet exprimage sonore et flamboyant.
Reprenant son chemin, il longea la voie ferrée et se dirigea vers la coopérative. Des cuves en inox brillaient au dessus de l’enceinte bétonnée du bâtiment amont, tandis qu’en bas de la côte s’édifiait un mur immense et haut, qu’une décoration de galets du gave ornait de vagues immobiles. De l’ancienne scierie à l’abandon surgissait désormais l’indestructible parangon du progrès technologique : l’oenologie financière, ou comment inonder le marché viticole international de Jurançon sous la houlette de devins sans taste-vin ni scrupules architecturaux.
Pourtant, cette liqueur avait chair et corps, et bien des orpailleurs du gosier avaient goûté l’intime sénescence, qui remonte par de joyeux sentiers au-delà des cerveaux jusqu’à l’abandon des décences, fussent-elles immunitaires. La cave étant fermée, il pivota sans chanceler pour finir sa journée dans cet affreux tourment que signifie longer un axe très passant. Automobiles aux confluents des retours de ski, bouchons têtus avançant en fumant, radios moteurs fatigue et frénésie, brutalité des loisirs, regroupements bovins regagnant leurs étables urbaines, loin de ce pays de neige, de silence et de traces animales, conglomérat d’individus n’espérant qu’une chose : retourner dans ces lieux où ils ne vivent pas, tant ceux dans lesquels ils séjournent n’existent plus.
Il dépassa la halle aux ferrailles ouvragées, prit la large rue qui file vers la mairie, longea la place, entreprit la rue d’Ossau et gagna enfin la rue de Foulou, les mains anxieuses, pleines de petits bijoux impalpables, savoureux et secrétant l’espace immuable de ce qui reste, cette constance scellée aux pieds des hommes qui passent, de petits morceaux de bonheur.
Il est étonnant qu’AK Pô n’ait pas flairé la source d’un beau jeu de mot facial sinon facile : l’oeil du Neez ! Cet œil alimente pourtant en eau la plupart des Palois, après un traitement adéquat sur les hauteurs de Guindalos. Les Gantois n’ont droit qu’à l’eau que les Palois ont bien voulu leur laisser.
> Petite ceinture pour un passant (ou Gan vue par un croque-mitaine )
13 février 2010, par claudiqus
c’est donc ...
que les Palois ne prennent pas de gant pour leur subtiliser l’eau sous le nez ! mais bon, ils ne l’ont pas à l’oeil !...
> Petite ceinture pour un passant (ou Gan vue par un croque-mitaine )
13 février 2010, par AK Pô glou glou
l’oeil du Neez ! Cet œil alimente pourtant en eau la plupart des Palois, après un traitement adéquat sur les hauteurs de Guindalos.
Je l’ignorais, mais j’ai colmaté cette lagunaire lacune grâce à votre tuyau en plongeant du ne(e)z sur ce site (instructif) :